Accueil Economie Mehdi Baccouche | Membre du collectif #Tounes_Solidaire* et co-fondateur de l’entreprise sociale Shanti : «Il faut que les petits producteurs se taillent une part du marché»

Mehdi Baccouche | Membre du collectif #Tounes_Solidaire* et co-fondateur de l’entreprise sociale Shanti : «Il faut que les petits producteurs se taillent une part du marché»

A la tête d’une entreprise sociale depuis plusieurs années, Mehdi Baccouche, acteur de terrain, est un fin connaisseur du secteur de l’ESS. Dans cette interview, il nous explique que l’adoption de la loi relative à l’ESS n’est qu’une première étape franchie. Désormais, il y a du pain sur la planche pour que les entreprises de l’économie sociale et solidaire puissent fleurir en Tunisie.

Cela fait quelques années que le débat sur l’Economie sociale et solidaire a été suscité, notamment dans les médias. Pourquoi a-t-on besoin d’ESS en Tunisie?

C’est vrai que les acteurs de l’économie sociale et solidaire existent déjà depuis de nombreuses années. Mais ils travaillaient, soit de manière informelle sans reconnaissance institutionnelle de la part de l’Etat, soit avec des outils juridiques qui n’étaient pas forcément adaptés à leurs moyens. Aujourd’hui, le fait qu’on arrive, après des années de travail, à avoir cette loi relative à l’ESS nous aide à avoir la reconnaissance institutionnelle et les bases pour une structuration du secteur. Cependant, il est important de rappeler que ce n’est pas la loi qui crée le secteur, puisqu’il existe déjà grâce aux entreprises et aux organisations qui le composent. Le fait d’avoir cette loi facilite le travail et permet de débloquer le potentiel de tous ces acteurs économiques de l’ESS.

Pourquoi on a besoin de l’ESS ? Aujourd’hui, on a un grand nombre de défis économiques sociaux, éducatifs et culturels qui ne sont pas gérés par le secteur public et qui n’intéressent pas le secteur privé lucratif classique, non plus. Ce qui fait qu’on a, d’un côté, un nombre important d’inégalités, de défis sociaux qui ne sont pas résolus et, de l’autre côté, il y a des acteurs économiques qui veulent se servir de la réactivité de l’activité économique pour répondre à des questions d’intérêt général, comme le développement territorial et la répartition des richesses. On a besoin de ces acteurs-là, en Tunisie, pour pouvoir répondre aux enjeux du développement durable, du développement régional, et assurer une meilleure équité entre les membres de la société. Et c’est le rôle des acteurs de l’ESS: ils créent des activités économiques dont le principal objectif est de répondre aux besoins des personnes qui montent ces organisations et de résoudre les problèmes de la société qui n’ont pas été traités ni par l’Etat ni par le secteur privé.

Et donc, plus que jamais en Tunisie, surtout au regard de la situation actuelle du pays, on a besoin de ces acteurs de l’ESS qui peuvent, d’ailleurs, intervenir dans différents types d’activité. Si on prend l’exemple d’un petit agriculteur : tout seul, il ne peut pas s’acheter un tracteur dont il aura besoin pour améliorer son activité. Par contre si une vingtaine d’agriculteurs se rassemblent en coopérative, ils vont pouvoir ensemble mutualiser le matériel et faire des investissements de manière collective et donc ils vont être capables, grâce à ces entreprises de l’ESS, de répondre à leurs besoins d’investissement sans être dépendants des grands propriétaires.

L’économie sociale et solidaire permet, d’un côté, aux petits acteurs économiques de se structurer ensemble afin de répondre à leurs besoins de manière collective et indépendante, mais aussi elle permet de traiter les problèmes sociaux qu’on a devant nous. Prenons un autre exemple : celui de la dépendance des personnes âgées. Aujourd’hui, les structures d’accueil pour les personnes âgées qui existent en Tunisie sont soit des maisons de retraite publique qui n’acceptent que les personnes pauvres et sans famille, soit des maisons de retraite privées qui sont extrêmement chères et dont les tarifs ne sont pas à la portée de tout le monde. Donc la famille moyenne tunisienne, qui a une personne atteinte d’Alzheimer, peine à trouver des services adaptés. On peut avoir des entreprises de l’ESS qui fournissent des soins pour les personnes âgées. L’objectif de cette activité sera, à la fois, la création de l’emploi pour les auxiliaires de vie et la résolution des problèmes des personnes vieillissantes, loin d’une optique exclusivement lucrative.

La responsabilité sociétale et environnementale ne permet-elle pas d’atteindre ces objectifs ?

La responsabilité sociétale de l’entreprise, c’est très bien. On aimerait que toutes les entreprises, en Tunisie, aient une RSE mais la raison d’être d’une entreprise qui fait de la RSE, c’est d’être d’abord dans la lucrativité, dans le bien économique : en plus de son activité classique, elle va mettre une petite partie de son argent pour faire un projet sociétal et environnemental.

Pour les entreprises de l’ESS c’est tout le projet de l’entreprise qui est orienté vers ce problème social et/ou environnemental, c’est la raison d’être de l’entreprise qui est orientée vers ce problème-là. Donc, il ne s’agit pas d’un choix de management, de marketing ou de positionnement. On a besoin des entreprises qui font de la RSE mais ce n’est pas suffisant et ce n’est pas le même modèle que l’ESS. En ESS, souvent l’entreprise appartient aux personnes qui y travaillent et il s’agit d’une approche différente en termes de gouvernance et de lucrativité limitée. La distribution des dividendes d’une entreprise labellisée ESS est réglementée. En effet, ses actionnaires ne peuvent percevoir que 25% des dividendes parce que la majorité du profit doit être investie dans l’entreprise pour qu’elle se développe tandis que l’entreprise qui fait de la RSE ne met pas toute la lucrativité de l’entreprise au service de cette mission sociale. On a besoin d’avoir la distinction entre les deux notions, même si elles sont complémentaires, parce que souvent les entreprises qui font la RSE sont des clients potentiels des entreprises de l’économie sociale et solidaire.

Le processus d’élaboration de la loi relative à l’ESS a été ponctué de péripéties. Finalement, le Parlement a adopté une loi qui n’est pas organique, qui a été élaborée par le département de l’emploi et dont certains chapitres ont été éliminés. Est-ce que la loi récemment adoptée permet de doter le secteur des mécanismes nécessaires au développement de l’ESS en Tunisie ?

Plusieurs étapes se sont déroulées avant le vote de la loi dans sa version actuelle. Il y avait déjà des premiers travaux et des propositions qui ont été avancés par l’Ugtt. Au niveau du Mdci, on a élaboré, en collaboration avec le Pnud, une étude stratégique sur le développement de l’économie sociale et solidaire, qui a été présentée par le chef du gouvernement en 2017. Ensuite dans le cadre du projet Promess du Bureau international du travail (BIT), des travaux sur l’ESS ont été menés sur la base de ladite étude, en partenariat avec le ministère de l’Emploi. Sous le gouvernement Chahed, et suite à la nomination d’un ministre chargé de l’ESS, il y a eu toute une équipe interministérielle qui s’est penchée sur l’élaboration d’une dernière version du texte de loi. Elle a été reprise par le ministère de l’Emploi qui y a apporté de petites modifications avant de la présenter devant l’ARP en janvier 2020.

Le projet de loi qui a été présenté devant le Parlement était,disons, à 75% conforme à l’historique de tout le processus d’élaboration. Avec la commission de l’agriculture à l’ARP et suite au plaidoyer des acteurs de terrain et de divers ministères, le projet de loi a été modifié avant son adoption. On y a intégré l’instance tunisienne de l’ESS et le registre national des acteurs de l’ESS. On a, également, ajouté la possibilité de créer des banques coopératives. En lecture au Parlement, au mois de juin dernier, il y a eu de nouveaux ajouts, comme, par exemple, les structures représentatives de l’ESS qui permettent aux acteurs du secteur de s’organiser en structures représentatives qui font office de vis-à-vis dans le débat public. Finalement, je dirais que la loi votée est le fruit de tout le processus des différentes parties prenantes, conjugué aux ajouts de la commission de l’ARP, des députés, mais aussi grâce au plaidoyer des acteurs de terrain. Et c’est une loi, je pense, qui fixe les assises du secteur.

Maintenant en réponse à la question est-ce que cette loi est dotée des mécanismes nécessaires, je souligne que l’objectif de cette loi n’est pas de donner les détails. Elle met en place un grand cadre: elle définit l’ESS, les acteurs de l’ESS et comporte les mesures à prendre par décrets gouvernementaux pour permettre un premier développement du secteur. Pour moi, l’ambition de cette loi n’est pas de régir dans le détail l’ESS. Ceux qui doivent intervenir pour identifier les détails sont aussi les acteurs de terrain. En tout cas, on n’a pas besoin d’une loi très détaillée parce que, vous savez, une loi détaillée, c’est aussi une loi qui fige, qui bloque. On décompte 7 à 8 décrets d’application qui vont être, bientôt, discutés et proposés par le ministère de l’Emploi. Le ministère de l’Emploi tiendra, le 15 juillet, une réunion qui va rassembler les acteurs de terrain pour élaborer ensemble le label ESS qui va être attribué aux entreprises du secteur. Le gouvernement veut impliquer les acteurs de terrain dans la démarche d’élaboration du label parce que ce sont eux qui vont définir leurs besoins en termes de mesures, d’outils de mise en œuvre et de techniques d’application. Le plus important maintenant c’est de faire le plaidoyer pour la promulgation des décrets d’application et c’est le grand chantier qui nous attend pour cet été.

Maintenant que la loi a été votée, quelles sont les étapes qui vont suivre ?

Les deux principales étapes suivantes sont l’élaboration du label et la création de l’instance tunisienne de l’économie sociale et solidaire. Selon la loi, le gouvernement a deux mois pour déterminer les modalités du label. Quant à l’instance tunisienne de l’économie sociale et solidaire, la loi permet au gouvernement un délai de deux ans, pour mettre en place cette instance et on espère qu’on parviendra à la créer avant le délai imparti parce qu’on en a besoin. Il y a également des décrets d’application relatifs aux avantages financiers et aux lignes de financement (en vertu de la loi relative à l’ESS, les entreprises du secteur pourront bénéficier des meilleurs avantages financiers et fiscaux qui existent en Tunisie, c’est-à-dire du moment où on est labelisé on peut bénéficier de l’exonération de différentes charges). Un travail colossal doit être, également, effectué afin d’impliquer tous les ministères dans le processus de concrétisation de l’ESS, puisque c’est un travail transversal. Pour ce faire, il faut qu’une partie des offres des marchés publics (et c’est stipulé par la loi), soit réservée aux acteurs de l’ESS. Il faut qu’il y ait un vrai soutien politique pour que les acteurs de l’ESS puissent trouver leurs places sur le marché.

Est-ce qu’on peut dire qu’avec cette loi, les entreprises sociales vont pouvoir fleurir en Tunisie ?

La loi n’est qu’une étape importante qui est, désormais, franchie. Mais pour que les entreprises de l’ESS fleurissent, on a besoin d’un travail de sensibilisation, de communication grand public, on a besoin aussi de mettre en place des formations universitaires appropriées, de combattre les lobbies parce que le fait que de petits producteurs se taillent leurs parts du marché n’arrange pas les cartels. Donc, il faut qu’il y ait une vraie volonté politique pour que les personnes les plus vulnérables dans les chaînes de valeur puissent prendre leur place. La loi est un outil parmi d’autres. Certes il est important d’instaurer un cadre réglementaire, mais il faut qu’il ait des financements, une vraie vision politique, de vraies perspectives de développement régional où on donne toutes leurs places aux acteurs de l’ESS. Avoir un nouveau contrat de relation entre les acteurs publics et ceux de l’économie sociale et solidaire permet, en effet, une gestion partagée des défis sociaux économiques et environnementaux dans le pays.

(*) #Tounes_solidaire est un collectif qui a regroupé 90 organismes d’ESS en Tunisie. Les signataires du collectif ont déposé au mois de mai précédent une tribune auprès des hautes autorités dans laquelle ils ont mis l’accent sur le rôle que peut jouer l’ESS dans la redynamisation de l’économie, notamment dans une conjoncture difficile inhérente à une crise sanitaire. Ils ont «appelé les forces vives du pays, collectivités territoriales, secteur privé, partenaires sociaux, citoyen(ne)s engagé(e)s, à se mobiliser pour une transition citoyenne, écologique, solidaire et démocratique, et accélérer afin de coconstruire une Tunisie au profit du bien commun».

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